n° 1 - Le transfert des corps des militaires de la Grande Guerre

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Le transfert des corps des militaires de la Grande Guerre

 

 Rappelons-nous le vieil adage : « Si vis pacem, para bellum ». Si tu veux maintenir la paix, arme-toi pour la guerre.

Il serait d’actualité de le modifier : « Si vis vitam, para mortem ». Si tu veux supporter la vie, organise toi pour la mort1.  

 

      Tel était le constat de Sigmund Freud en 1915. La Grande Guerre tua, aveuglément, en masse. Or la mort en masse donna naissance à un deuil de masse. Les sociétés, ou pour reprendre l’expression plus appropriée de Jay Winter, les « communautés » françaises furent donc des « communautés en deuil »2, entraînant non seulement une nouvelle approche mais aussi un nouveau vécu de la mort dans lequel l’État joua un rôle central. En effet, gardien des dépouilles des héros de la Grande Guerre, la mort d’affaire privée devint une affaire publique. En quoi ce traumatisme provoqué par cette hécatombe amena-t-il l’État à être le maître d’œuvre de cette vaste opération de TDC ? 

I – Perte d’un être cher 

            A – Un deuil inachevé 

      Le deuil est non seulement l’état affectif douloureux provoqué par la mort d’un être aimé, mais aussi le temps qui suit cette disparition, période codifiée, dès l’antiquité, par les différentes sociétés humaines3. En effet, la mort généra des rites mortuaires, gestes culturels et cultuels, qui permettaient aux vivants de se séparer des morts, et aux morts de passer de la terre à l’au-delà, du monde des vivants à celui des morts. Au début de XXe siècle, quatre moments clés réglaient le deuil : l’oblation, la séparation, l’intégration, et la commémoration4. L’oblation, dont le rite majeur était la toilette mortuaire, consistait à entourer le défunt et à le préparer à son dernier voyage. La séparation était le moment de la contemplation du mort, de la veillée funèbre, moment où les proches prennent vraiment conscience de la mort et pleuraient le défunt (image caractéristique des pleureuses italiennes et corses par exemple). Les rites d’intégration, lors notamment des cérémonies funèbres, permettaient au mort d’être associé aux autres défunts, non seulement de la famille mais aussi de la communauté. Le défunt devenait désormais un souvenir que les vivants se devaient de commémorer. Le premier temps de cette commémoration était le banquet funèbre qui suivait l’enterrement. Là, la famille réunie, se remémorait le mort et les moments passés avec lui. Suivaient les hommages, cérémonies commémoratives, date anniversaire de la disparition etc.  

      Les rites mortuaires manifestaient le respect et l’attachement porté au défunt par ses proches. Ils rendaient également l’absence supportable. Or, mourir à la guerre, loin des siens, impliquait le non respect de l’ensemble de ces rites. L’absence des corps et la brutalité de la perte firent que toutes les procédures de préparation au deuil furent supprimées. Et, dès 1915, Freud avait pris conscience qu’en raison de la mort en masse, la guerre balayait la manière conventionnelle de traiter la mort5. Seuls les proches, peu nombreux du reste, qui purent assister aux derniers instants de l’être aimé et à ses obsèques (parce qu’il était décédé soit dans un hôpital de l’arrière soit à son domicile) accomplirent une grande partie des rites mortuaires (l’oblation à cause de la mort en masse fut difficilement réalisée et réalisable). Mais ces cas firent figures d’exception, car pour la quasi-totalité des endeuillés, seul le quatrième temps, celui de la commémoration, put être pleinement réalisé et leur deuil fut en conséquence inachevé. En effet, nombre d’endeuillés eurent du mal à faire leur « travail de deuil », à savoir dépasser le stade de la dépression due à la perte d’un être cher pour retrouver goût à la vie6.

Or, le culte moderne des morts est un culte du souvenir attaché au corps, à l’apparence corporelle7 

      Inhumer le corps en terre ou dans un tombeau était une tradition judéo-chrétienne, solidement ancrée au début du XXe siècle. Pour les chrétiens, l’inhumation faisait ainsi référence à la mise au tombeau du Christ, et marquait le passage de la vie terrestre à la vie céleste. Une fois mis au tombeau, le Christ allait rejoindre son Père, sa vie sur terre en tant qu’homme était terminée. En conséquence, pour les chrétiens, seule l’inhumation dans une terre consacrée scellait l’aboutissement d’une vie terrestre. Cette terre consacrée était, au début du XXe siècle, le cimetière.

      Le cimetière avait pris au XIXe siècle, en liaison avec la diffusion du romantisme, une place plus importante dans la mort. Il était devenu à la fois le lieu par excellence du culte des morts mais aussi celui des manifestations de l’expression de ce culte. Ce fut ce que Michel Vovelle appela, l’âge d’or des cimetières romantiques8. Et cet âge d’or garda son éclat jusque dans les premières décennies du siècle suivant. Ce fut donc le temps de la construction des grands cimetières, situés à la périphérie des villes.

      L’attachement au corps et le culte du tombeau firent que dès le décès connu, les endeuillés entreprirent des démarches personnelles pour retrouver la dépouille de l’être cher9 (quête qui s’accrut dès la cessation des hostilités10) et demander le cas échéant la restitution du corps.

      Ces demandes furent rédigées dans un style très différent : très officielles ou au contraire formulées avec le cœur, écrites directement par les proches ou par une personne intermédiaire. Mais toutes exprimèrent le même désir : obtenir le droit de faire transporter la dépouille de l’être aimé dans le caveau familial pour qu’il repose aux côtés des ancêtres. Ramener le cadavre près des siens signifiait rendre au mort les honneurs qu’il n’avait pas pu avoir, lui dire au revoir une dernière fois et ainsi achever son travail de deuil.

      Les demandes de restitution furent présentées, par les familles, comme légitimes. Ces dernières avaient consenti au sacrifice, pour la défense de leur patrie, d’un fils, d’un père, d’un frère ou d’un époux, en échange l’État devait leur rendre la dépouille du défunt afin que sa famille pût l’honorer. À ce titre certains endeuillés demandèrent le transport gratuit. Le 27 novembre 1914, M. Théron, avocat à Alger, outré des circonstances dans lesquelles son fils trouva la mort, envoya la lettre suivante au ministre de l’Intérieur : J’ai l’honneur de vous adresser ci-joint copie du rapport médical dressé par M. Lichy de l’ambulance n° 9 du 15e corps d’armée duquel il résulte que mon fils sous-lieutenant au 111e de ligne blessé lors de son transport à la dite ambulance n’avait ni mangé ni bu depuis trois jours et qu’il était tellement déprimé par la fatigue et les privations endurées qu’il a été impossible de le remonter malgré tous les soins donnés alors que la blessure ne mettait nullement sa vie en danger. Voilà ce que l’on fait de nos enfants, qu’ils soient tués par l’ennemi soit, mais qu’ils meurent de faim et de soif près d’une grande ville comme Bar-le-Duc, non jamais ! Dans ces conditions, je ne crois pas être exigeant en demandant que le corps de mon enfant soit transporté à Alger aux frais de l’État, bien faible compensation en raison de ce que c’était mon seul fils et qu’il venait à mon aide en sa qualité de magistrat11. 

La plupart des familles demandèrent, en raison de leur sacrifice et de leur douleur, un transfert de corps immédiat, requête refusée.             

            B – L’interdiction de transporter les corps et donc de les restituer 

      L’interdiction absolue de transporter des cadavres de militaires dans la zone des armées française fut prise très rapidement. Cette mesure, imposée par le conflit fut estimée comme temporaire et la zone d’ interdiction évolua en fonction des opérations militaires.

      Dès le début du conflit, des familles touchées par le deuil demandèrent le droit d’exhumer et de transporter, dans le cimetière familial, la dépouille du feu soldat. Aucune mesure n’ayant été prise à ce sujet, des autorisations furent donc accordées dans la zone des armées d’août au 19 novembre 1914, conformément au décret du 27 avril 1889.

      Cependant, même si la restitution des corps n’était pas officiellement interdite, les autorités militaires et civiles essayèrent, en ce début de guerre, de dissuader les familles d’entreprendre de telles démarches. Ainsi, même si le transport des corps n’était pas encore interdit, il était mal venu. Le 28 septembre 1914, le préfet de la Marne envoya aux maires du département la note suivante :

Je suis saisi journellement de demandes émanant de parents, sollicitant le transport des restes mortels de leurs fils.

Je me serais fait un devoir de réserver le meilleur accueil à ces requêtes justifiées si les nécessités actuelles n’exigeaient pas l’emploi de toutes les communications ferrées.

M. le ministre de la Guerre vient de me faire connaître qu’il n’était pas possible en ce moment d’accueillir les demandes de cette nature.

Je vous recommande donc, Monsieur le Maire, de prendre toutes les dispositions nécessaires en vue d’inhumer, avec les garanties d’hygiène, les militaires décédés, pour permettre de les exhumer, plus tard, sans difficultés12.

      Les transferts de corps furent officiellement interdits, dans la zone des armées, le 19 novembre 1914 par le général Joffre, commandant en chef de l’armée française. Conformément au décret du 2 décembre 1913 sur l’organisation des armées en campagne, dès la déclaration de guerre, le territoire français fut divisé en deux zones : la zone des armées sous l’autorité du commandant en chef et de son Grand Quartier Général et la zone de l’intérieur sous celle du ministre de la Guerre et de l’état-major de l’armée13. Les deux zones furent donc gouvernées différemment, comme en témoigna la législation sur le transport des corps des militaires décédés pendant la guerre. Désormais, seules les demandes d’exhumation présentées par les autorités publiques et motivées par des mesures d’hygiène (proximité des puits, sources ou habitations) seraient désormais accordées14. Trois mois après le début des hostilités, le général Joffre mettait ainsi un terme non seulement aux restitutions des corps mais aussi à tout transport de corps dans la zone et sur le réseau des armées, à savoir les territoires situés au nord de la grande ligne de chemin de fer jalonnée par Le Havre, Rouen, Paris, Corbeil, Melun, Moret, La Roche (sic), Dijon, Arc-Senans, Besançon et Morteau, cette ligne et les localités du parcours comprises15. Avec la stabilisation du front et la guerre de tranchées, la zone des armées et le réseau des armées en France furent à peu près stables de novembre 1914 à mars 1918.  

      Si l’application de la note du GQG fut immédiate, sa diffusion, auprès des familles, fut cependant très parcellaire. En conséquence, des proches continuèrent à se rendre dans la zone des armées afin de faire exhumer et d’emporter le cadavre de leur disparu. Cependant, une fois sur place, ils se heurtaient au refus de l’autorité militaire et leurs espérances se réduisaient à néant.  

      La décision d’interdire non seulement les restitutions des dépouilles mortelles aux familles mais aussi tout transport de corps de militaires décédés dans la zone de guerre tint à des questions d’ordre moral, sanitaire, et matériel.

      Interdire le transport des corps revenait avant tout à assurer l’égalité des familles en deuil. Ainsi, le général Joffre justifia sa note du 19 novembre 1914 en précisant qu’une telle mesure permettait d’assurer l’égalité entre les familles plus ou moins fortunées16. En effet, la restitution des restes mortels était à la charge des familles et demandait d’importants sacrifices financiers. En conséquence, seuls les parents les plus fortunés pouvaient prétendre transporter, dans leur caveau familial, les dépouilles de l’être aimé. Cependant, cette justification était un peu tronquée. En effet, c’était oublier que le transfert des corps, et donc les restitutions, étaient autorisés dans la zone de l’intérieur. Ainsi, cette égalité n’était que partielle. Nombre de militaires décédèrent dans des hôpitaux de la zone de l’intérieur et furent emportés par leurs proches. 

      À ces raisons morales s’ajoutèrent des raisons matérielles. Le transport des corps et les restitutions nécessitaient un besoin en hommes (présence exigée d’un médecin, d’« exhumateurs », de manutentionnaires par exemple) et en matériel (cercueils, voiture, camions, charrettes, pelles…) important. De même le manque de wagons et l’utilisation du chemin de fer par les armées françaises (déplacement de troupes, ravitaillement…) nécessitaient de mettre à la disposition de ces dernières l’ensemble du matériel, limitant de ce fait l’utilisation des wagons à des fins non militaires. La priorité était donnée aux militaires vivants, qui se battaient, et non aux morts. Le manque de bois et de métal pour la construction des cercueils imposa aussi, de facto, de limiter les transports de corps.

      Enfin, les autorités françaises interdirent aussi les transports de corps afin de protéger la population civile. Elles invoquèrent alors l’hygiène et le danger potentiel que des translations de cadavres, dans la zone des opérations, pouvaient représenter, tant pour les troupes que pour les familles elles-mêmes. Ainsi, le GQG justifia la mesure du 19 novembre 1914 par les graves inconvénients qui pourraient résulter pour l’hygiène des troupes et des populations habitant à proximité des tombes17. L’interdiction de transporter des corps et de les restituer aux familles apparut cependant comme une mesure temporaire, qui n’avait été prise qu’en raison de circonstances exceptionnelles liées à la guerre. En effet, le gouvernement français s’engagea soit implicitement soit explicitement, à accorder aux familles le droit de récupérer les corps, à partir du moment où les circonstances le permettraient, c’est-à-dire à la cessation des hostilités. Cependant, malgré les demandes de plus en plus nombreuses des familles pour retrouver les corps des militaires inhumés sur les anciens champs de bataille, les pouvoirs publics maintinrent l’interdiction après-guerre.

       Craignant qu’avec la suppression de la zone des armées et le retour à la libre circulation fût supprimée, ipso facto, l’interdiction d’exhumer et de transporter des cadavres dans la dite zone, le gouvernement déposa, le 4 février 1919, au Parlement, un projet de loi, tendant à interdire, sur tout le territoire, le transport des corps des militaires, pour un délai de trois ans à compter du 1er janvier 1919. Pour le ministère de la Guerre, seule l’autorité du Parlement semblait en mesure d’imposer à l’opinion publique l’obligation d’un délai, au moins, avant la satisfaction de ses légitimes aspirations. Or, dans la mesure où un projet de loi était déposé, aucun changement n’était apporté à la législation en vigueur. En conséquence, l’exhumation et la translation de cadavres de militaires demeurèrent interdites dans l’ancienne zone des armées. Aussi, le 27 février 1919, le ministre de l’Intérieur rappela aux préfets qu’aucune exhumation et aucun transport de corps de militaires inhumés dans l’ancienne zone des armées ne devaient être accordés en dehors de l’intervention des officiers des différents secteurs d’état civil18. 

      Le délai de trois ans proposé par le gouvernement suscita de vives réactions et un fort mécontentement car il fut jugé trop long. En revanche, pour le ministère de la Guerre trois ans s’imposaient en raison de la crise des transports et du temps minimum pour constituer et aménager dignement les cimetières militaires. Car le gouvernement avait le secret espoir qu’une fois les nécropoles nationales achevées et très bien entretenues, les parents préféreraient laisser reposer, aux côtés de leurs frères d’armes, leur défunt plutôt que de vouloir ramener la dépouille au cimetière familial19. Cependant face aux critiques et aux attaques, le gouvernement se défendit d’avoir de telles intentions et affirma que la période des trois années demandée n’était qu’un délai nécessaire avant de donner satisfaction aux familles. Il fut soutenu par la commission nationale des sépultures qui, le 31 mai 1919, vota en faveur du projet de loi gouvernemental (unanimité moins deux voix pour l’ajournement, unanimité moins trois voix pour le délai de trois ans)20.

      Le 15 juin 1919, Clemenceau réaffirma fermement l’interdiction d’exhumer et de transporter des corps de militaires dans la zone dite « des opérations militaires ». Seuls étaient autorisés les exhumations et transports de corps effectués par le service d’état civil aux armées, dans le cadre du regroupement des tombes isolées, de la libération des terrains privés, de la réfection des cimetières et pour des raisons d’hygiène et de santé publique. En conséquence, aucune modification majeure ne fut apportée aux mesures prises durant la guerre. Le président du Conseil et ministre de la Guerre précisa seulement qu’aucun transport ne se ferait à la charge de l’État, et que par voie de conséquence aucune suite ne serait donnée aux demandes de remboursement de frais des familles qui emporteraient les corps des militaires décédés et inhumés dans la zone de l’intérieur21.

Vieilossuairedouaumont

Vieil ossuaire de Douaumont

 

      Le 20 juin 1919, un décret retira le projet de loi gouvernemental du 4 février 191922. Or, le jour même le gouvernement déposait une nouvelle proposition de loi sur les sépultures militaires, renouvelant l’interdiction. Seul le service de l’état civil aux armées, dans le cadre du « nettoyage » des anciens champs de batailles, avait le droit d’agir librement. 

      Identifier les dépouilles militaires fut avant tout une priorité : les parents auraient ainsi la certitude que les restes mortels qu’ils emporteraient étaient bien ceux du militaire qu’ils pleuraient. À la fin des hostilités, peu de tombes étaient identifiées avec certitude. Se posa alors la question de la légitimité et du danger des fouilles privées, entreprises par des familles désirant absolument retrouver le corps de leur parent, et dont la seule certitude était les renseignements glanés pendant la guerre. De plus, il apparut très vite que la présence, sur les anciens champs de bataille, des familles à la recherche du cadavre de l’être aimé était incompatible avec la bonne marche du service militaire de l’état civil. Ainsi, pour le sous-secrétaire d’État français de l’Administration de la Guerre, Léon Abrami, laisser agir les familles seules serait une folie23.

      Les conditions, bien souvent désastreuses, dans lesquelles furent inhumés, pendant la guerre, les militaires poussèrent également les ministres de la Guerre à ne pas laisser opérer seules les familles et donc à terminer les travaux entrepris par les services compétents avant d’autoriser une restitution des corps. Le 1er juillet 1919, Clemenceau reconnaissait : Très fréquemment, d’ailleurs, pendant la guerre, nos morts ont été enterrés côte à côte en tranchée, de sorte que l’enlèvement de l’un d’entre eux risquerait, s’il n’était pas fait avec toute la prudence désirable, de troubler le repos de ses camarades de sacrifice24.

      À ces nécessaires regroupements de corps, s’ajoutait le fait que les inscriptions portées sur les croix ne correspondaient pas toujours au contenu de la tombe. Lachand, membre de la commission de l’armée française, rapporta à ses collègues une histoire racontée par l’officier de l’état civil de Suippes. Une famille était venue repérer le cadavre du fils, or à l’endroit où était la tombe, a été trouvé un cheval. La croix avait été déplacée et la dépouille mortelle recherchée se situait à plusieurs mètres25. Enfin, les recherches, exhumations et identifications étaient souvent pénibles et éprouvantes pour les proches. En conséquence, pour Léon Abrami, seul l’État était assez insensible pour supporter la vue d’opérations de ce genre26.

      Le gouvernement fut également influencé dans sa décision par son désir d’assurer l’égalité des familles devant la mort. Aucune distinction ne devait être faite entre riches et pauvres. 

      Pour Clemenceau, à l’égalité du sacrifice doit correspondre l’égalité du traitement ; si les transports de corps doivent être autorisés, on ne peut les concevoir que s’effectuant aux frais de l’État27. En conséquence, il était inconcevable, pour le gouvernement français, que les restitutions de corps ne s’effectuassent pas à la charge de l’État : Au surplus, le rapatriement des corps de nos soldats ne pourra être envisagé que comme une mesure générale, d’ordre public : il serait inadmissible que, seules, les familles fortunées pussent ramener près du foyer l’être chéri mort pour la Patrie28. Permettre, aux seules familles qui pouvaient consentir à un notable sacrifice d’argent, d’emporter avec elles le corps du militaire pleuré et de l’inhumer dans le cimetière familial était pour le gouvernement une mesure antidémocratique qu’il se refusait de consentir.

      Assurer l’égalité de tous devant la mort était également éviter le mécontentement des familles qui, faute d’argent, ne pouvaient réaliser leur pieux désir.

      Enfin l’interdiction découlait de graves difficultés économiques avec notamment la crise des transports, une pénurie de main-d’oeuvre, un manque criant de matériel. Il était évident que, pour le rétablissement de la vie économique du pays, le matériel roulant ne devait et ne pouvait être immobilisé, pendant des mois, pour le transport des corps militaires, que ces derniers fussent inhumés dans l’ancienne zone des armées ou dans l’ancienne zone de l’intérieur. La restitution des « Morts pour la France » ne pouvait être organisée qu’une fois le régime normal des transports rétabli.

      La commission de l’armée française estima cependant que les arguments invoqués par le ministère de la Guerre et justifiant le délai minimum requis de trois années d’interdiction n’étaient qu’un prétexte. Pour cela, elle s’appuya sur des déclarations, du 11 février 1919, du ministre des Travaux publics et des Transports. Ainsi ce dernier avait affirmée avoir recruté le personnel nécessaire pour assurer le bon fonctionnement des transports et que d’ici trois ou quatre mois, l’ensemble des chemins de fer français marcher[ait] beaucoup mieux. Le ministre avait également déclaré que le Parlement avait voté une loi pour acheter le matériel manquant, matériel qui avait été acheté et qui devait être complété par des wagons et locomotives américaines, anglaises et allemandes. Quant à la reconstruction des lignes, elle s’annonçait en bonne voie29. 

     Malgré la législation en vigueur, des familles estimèrent qu’elles avaient trop attendu et qu’elles avaient le droit de reprendre leur mort. En conséquence, elles outrepassèrent et transportèrent clandestinement les restes mortels de leur parent tué à la guerre et inhumé dans l’ancienne zone des armées. Ainsi des parents exhumèrent et transportèrent eux-mêmes, selon leurs propres moyens, le corps de leur proche. Cependant, la plupart des familles firent appel à des personnes spécialisées dans les exhumations et transports de corps clandestins : des « entrepreneurs de la mort » ou des « mercantis de la mort ».

      Au fil des mois, ces pratiques clandestines devinrent de plus en plus nombreuses. L’impunité des contrevenants et la relative tolérance de certaines autorités municipales incitèrent en effet les familles à outrepasser la loi. Cependant ramener le corps d’un militaire, clandestinement, du front au cimetière familial, resta un privilège que seules les familles les plus fortunées purent accomplir.

      Selon René Renoult, président de la commission de l’armée, faire exhumer et transporter un corps de la zone des armées à un cimetière de la zone de l’intérieur coûtait entre 1 500 et 2 000 francs. Pour le commissaire de police J. Bonnafoux, les prix variaient entre 4 et 8 000 francs. Le sous secrétaire d’État de l’administration de la Guerre affirma qu’ils pouvaient même atteindre 15 000 francs30.

      D’après la lecture des procès-verbaux de constatation d’exhumation clandestine, la population locale apporta un soutien tacite aux personnes qui exhumèrent et transportèrent clandestinement des cadavres de militaires, soutien qui pouvait prendre la forme d’aide matérielle.  

      Cependant les exhumations et transports de corps de militaires, opérés clandestinement par les familles ou pour leur compte, mirent en danger non seulement la bonne conservation des sépultures militaires mais aussi l’identité des cadavres. En effet, en raison des circonstances dans lesquelles s’effectuèrent les exhumations, la nuit, hâtivement, sans lumière ni aucune précaution d’hygiène, l’identité des restes mortels emportés n’était pas toujours certifiée. Plusieurs cas de substitution de cadavres se produisirent. D’autres tombes furent, sciemment ou par mégarde, détériorées voire même violées. il arriva également que seuls les restes mortels fussent emportés, le cercueil étant laissé sur place. Or de telles pratiques, qui ne respectaient aucune prescription d’hygiène, mettaient en danger l’intégrité du cadavre. Ainsi des ossements et même des parties de corps furent oubliés, tombés.  

            C- La campagne en faveur des restitutions 

      Quoiqu’il en soit, beaucoup de parents n’acceptèrent plus l’interdiction de transporter les corps des militaires tués pendant la guerre et inhumés dans l’ancienne zone des opérations. Ils exprimèrent alors leur mécontentement et leur volonté de faire ramener le corps de leur parent tué à la guerre, dans le cimetière de leur choix. Afin d’être soutenus dans leurs démarches et pour que les pouvoirs publics prissent conscience de leur désir, elles envoyèrent des lettres à leurs élus, notamment les députés, et à des journalistes.

      Certains parents, soutenus par des associations, se dirent prêts à se rendre à Paris exprimer leur mécontentement envers le projet de loi gouvernemental et d’affirmer haut et fort leur désir de récupérer le corps de leur mort31. D’autres marquèrent leur opposition aux décisions gouvernementales en n’accomplissant plus leurs devoirs civiques. Ainsi un habitant de Sacquenay (Côte-d’Or) envoya, le 21 juin 1920, une lettre à L’AFC, dans laquelle il affirmait que cela faisait plus d’un an qu’il ne payait plus d’impôts et qu’il n’en paierait plus tant qu’il n’aurait pas obtenu satisfaction32. Il s’agit là d’une forme ultime de désobéissance civile qui semble fort rare à l’époque.

      Afin de défendre leurs intérêts et d’avoir plus de poids, les familles touchées par un deuil de guerre se réunirent au sein d’associations qui firent campagne non seulement pour une restitution des corps mais aussi pour sa gratuité. Par exemple, l’Union des Pères et Mères dont les fils sont morts pour la patrie milita pour que les morts de la Grande Guerre ne fussent jamais oubliés. En conséquence, l’association soutint à la fois les familles qui aspiraient à un retour des corps dans le cimetière familial et celles qui désiraient que les dépouilles restassent sur les anciens champs de bataille.  

      Les familles furent soutenues dans leurs requêtes par des députés, des magistrats municipaux, des conseillers départementaux et généraux qui n’hésitèrent pas à critiquer et à s’opposer ouvertement aux décisions gouvernementales. Ils apportèrent un soutien moral aux familles en intervenant personnellement auprès du gouvernement soit pour demander des renseignements sur les mesures en vigueur, soit pour obtenir une autorisation exceptionnelle de transport de corps. Ils jouèrent donc le rôle de médiateurs et à ce titre apportèrent un réconfort à ceux qui avaient perdu un des leurs à la guerre. Cependant, ces interventions étaient vaines car, conformément à la loi en vigueur, les ministres sollicités (de l’Intérieur, de la Guerre ou encore des Pensions) refusèrent le transfert du corps d’un militaire inhumé dans l’ancienne zone des opérations. 

      Nombre de parlementaires ayant perdu un ou plusieurs parents à la guerre (bien souvent des fils) éprouvaient également le désir de pouvoir ramener, dans le tombeau de famille, leurs restes mortels et intervinrent régulièrement à la Chambre des députés.

      Nombre de communes, de départements et de conseils généraux se firent l’écho, auprès du ministère de l’Intérieur, des sentiments des familles. Pour cela ils émirent des voeux demandant l’autorisation immédiate des exhumations et transports de corps, la réduction du délai imposé ou encor la prise en charge de ces restitutions par l’État. Cependant ces voeux n’avaient qu’une portée symbolique. Auprès du ministère de l’Intérieur, ils n’étaient que les échos d’un fort sentiment populaire : pouvoir ramener le corps de l’être aimé près de soi.  

      Enfin la presse se fit l’écho des opposants et des défenseurs de la restitution des corps aux familles. Cependant, la majorité des articles publiés furent plus favorables aux revendications des familles qu’à celles de l’État. Certains journaux, comme L’Intransigeant et L’AFC, s’impliquèrent ouvertement et firent campagne pour le droit des familles à reprendre les corps de leurs morts. 

 

II – La restitution gratuite des corps à la charge de l’Etat 

            A – La loi du 31 juillet 1920 

      Le 28 avril 1920 le député Alexandre Israël, au nom de la commission de l’administration générale, départementale et communale, adressa un rapport à la Chambre : l’État devait prendre à sa charge toutes les restitutions, quel que fût le revenu des familles33. Après dix-huit mois de vifs débats, André Maginot, ministre des Pensions, de qui relevait le service des sépultures, approuva cette proposition de loi. Afin d’accélérer le processus, la commission de l’administration générale, départementale et communale, se mit d’accord avec la commission, chargée au Sénat, de l’étude de propositions semblables34. Il fut alors décidé d’employer la voie, plus expéditive, du budget et de la loi de finances. Contrairement à la jurisprudence parlementaire de la IIIe République, les sénateurs s’abstinrent de déposer à leur tour des propositions de loi, ce qui témoigne d’un certain esprit du « Bloc national » et du respect des Morts de 14-18 qui fit taire jusqu’aux petites querelles entre les deux Assemblées. Le choix de la loi de finances, mesure expéditive, permit donc d’éviter « la navette parlementaire » entre les deux Assemblées. Il s’agit d’un « cavalier budgétaire » à savoir un simple rajout d’un budget qui a force de loi. En conséquence, la commission de l’administration générale élabora un amendement au budget du ministère des Travaux35. Le 8 juillet 1920, A. Israël annonça à la Chambre qu’un accord avait été conclu entre la commission de l’administration générale et la commission des finances. Cette dernière proposait d’inscrire dans le budget, dès l’année en cours, un crédit de 10 millions pour assurer, à partir du 1er décembre 1920, le transport des corps des soldat France. Cet accord reçut l’approbation du gouvernement36 et le crédit fut ratifié par les députés lors de la séance du 27 juillet 1920. Quant au service de l’état civil et de l’organisation des sépultures militaires, il obtint un crédit de 60 millions37. Le Sénat et la Chambre des députés ayant adopté le texte, la loi de finances fut promulguée le 31 juillet 1920. Rattaché aux « Dispositions spéciales » du budget ordinaire et extraordinaire, l’article 106 annonçait officiellement le droit, pour les veuves, les ascendants et les descendants, de demander la restitution et le transfert, aux frais de l’État, des corps des militaires et marins morts pour la France, opérations qui débuteraient à compter du 1er décembre 192038. Un décret d’application fut promulgué le 28 septembre 1920. Par transfert des corps étaient entendues les opérations d’exhumation, de mise en bière hermétique, de transport collectif du lieu d’exhumation à celui de ré-inhumation et la ré-inhumation. Le 7 janvier 1921, un nouveau décret, concernant les personnes présentes lors des opérations funéraires relatives à la restitution des corps aux frais de l’État fut promulgué39.  

            B – une organisation rigoureuse 

      Sans attendre la publication du décret d’application, le ministère des Pensions envoya aux préfets, dès le mois d’août 1920, des formulaires de demandes à distribuer dans les mairies du département et à mettre à la disposition des familles et retourner une fois remplis au ministère des Pensions.

      La date ultime pour déposer le formulaire de demande de restitution des corps fut fixée par le ministère des Pensions au 2 janvier 1921. Cependant, en raison du manque de formulaires, cette date limite fut reportée au 15 février 1921 40. Au-delà de ce délai aucune demande ne serait plus acceptée quel qu’en fût le motif. L’exécution méthodique des opérations de transfert de corps imposait l’obligation de se conformer à un programme qui ne [pouvait] pas être constamment remanié41.

      Toutefois, les familles, dont le corps de leur proche fut découvert ou identifié au-delà du 15 février 1921, purent bénéficier de la restitution gratuite en renvoyant les formulaires de demande dans un délai de trois mois, à compter de la notification de la découverte et/ou de l’identification des restes mortels.

      Il se posa très rapidement des problèmes quant aux auteurs des demandes de restitution, notamment entre la veuve et les parents. En effet, conformément au décret du 28 septembre 1920, les veuves, ascendants et descendants avaient le droit de demander un transfert de corps à la charge de l’État. Or, il arriva assez fréquemment que l’épouse et les parents du défunt ne s’entendent pas sur la restitution du corps. Soit la veuve et les ascendants réclamaient, chacun de leur côté, le corps, soit un des deux s’opposait au retour des restes mortels. En effet, bien des parents jugèrent inadmissible que la veuve qui avait refait sa vie demandât la dépouille de leur fils, alors qu’eux avaient perdu et pleuraient encore la chair de leur chair. Inversement, le retour dans la commune de la dépouille mortelle du mari pouvait être pénible pour une épouse, souvent veuve depuis bien longtemps (deux ans et demi pour certaines, sept ans pour d’autres). Aussi, certaines épouses s’opposèrent vivement au retour du corps de leur mari même si ce dernier avait été demandé par les parents du défunt.

      En cas de désaccord et/ou de refus de restitution, la veuve, les ascendants, ou encore les descendants devaient en avertir le ministère des Pensions. À défaut de toute jurisprudence, ce dernier ne pouvait trancher entre les ayants droit. En conséquence, dès qu’il existait une opposition ou une compétition sur le transfert d’un corps, le service de l’état civil, des successions et des sépultures militaires, sursoyait à la demande. Les auteurs de ces demandes devaient alors se pourvoir auprès des tribunaux civils qui statuaient sur la priorité des ayants droit. Bien que les veuves eussent des droits de priorité sur le corps de leur mari en raison de l’indissolubilité des liens conjugaux, les décisions des tribunaux civils ne furent pourtant pas systématiquement en leur faveur. En effet, si la veuve était remariée ou/et avait eu un enfant avec un autre homme, le tribunal donnait alors la priorité aux parents du militaire décédé. Une fois l’affaire réglée par la justice, le ministère des Pensions donnait alors satisfaction au requérant qui devait justifier de la priorité de son droit en envoyant un extrait du jugement. 

      Conformément à l’article 9 du décret du 28 septembre 1920, au sein du service de l’état civil, des successions et des sépultures militaires, un service spécial fut créé celui de la Restitution des Corps (SRC), dont le rôle était de diriger et de contrôler les opérations. Le chef du service de l’état civil et des sépultures militaires, le sous-intendant militaire de 1re classe, Bezombes, devint le chef effectif et technique du Service Central des Restitutions (SCR), section du SRC. Ainsi, le contrôleur de chaque secteur militaire d’état civil devait recevoir toutes les demandes de restitution de corps concernant son secteur. Il procédait ensuite, de conert avec le chef du secteur de l’état civil, à l’examen des informations durant lequel il devait indiquer d’un signe apparent les demandes concernant les corps non identifiés42. La restitution des corps inhumés dans l’ancienne zone de l’intérieur incombait en revanche à un service départemental de la restitution des corps créé à cet effet dans chaque département non compris dans l’ancienne zone des armées.

      Afin de mener à bien les opérations, les transferts de corps à la charge de l’État se firent méthodiquement, à savoir par zones. L’ancienne zone des armées était vaste et les travaux de regroupement des corps y étaient en cours de réalisation à l’automne 1920. Mener de front les opérations de restitution dans l’ensemble de l’ancienne zone des armées sembla donc difficilement réalisable. En conséquence, la dite zone fut elle-même divisée en neuf zones de champs de bataille, chacune de ces zones étant composée de plusieurs secteurs d’état civil43.

      Alors que les opérations d’exhumations et de restitutions de corps étaient quasiment terminées dans l’ancienne zone des armées, le transfert des corps des militaires, marins et victimes civiles inhumés dans les départements de l’ancienne zone de l’intérieur ne commencèrent réellement qu’à partir du 15 octobre 192244.

      Enfin, en 1923, il fut prévu que l’État procéderait à la restitution des corps inhumés en dehors du territoire métropolitain. Cependant les opérations de restitution des corps des militaires français morts en Orient débutèrent plus tôt, et les premiers convois arrivèrent à Marseille dès 1922. 

 

                        C – L’appel à des entreprises privées 

      Le SRC, comme l’autorité militaire l’avait fait et le faisait encore pour la fourniture de croix et de cercueils en vue des regroupements de tombes, confia dans chaque zone de champ de bataille l’exécution des opérations de restitutions, à savoir les exhumations, la mise en bière et le transport des corps vers la gare de groupement, à des entreprises privées. Pour cela il recourut à des adjudications avec un cahier des charges précis.

      L’attribution des marchés pour assurer la restitution des corps, inhumés dans les zones de champ de bataille mais aussi dans l’ancienne zone de l’intérieur, se fit au fur et à mesure, en fonction du plan d’ensemble établi par le SRC.

      Les premières adjudications contractées par le ministère des Pensions furent celles qui avaient pour but d’assurer la restitution des corps inhumés d’abord dans l’ancienne zone des armées puis dans la zone de l’intérieur. Les adjudications étaient passées avec les soumissionnaires les plus offrants. Souvent une même entreprise emportait plusieurs adjudications. Ainsi, la majorité des transferts de corps, aux frais de l’État, des militaires, marins et victimes civiles, fut assurée par un nombre réduit d’entrepreneurs à savoir les dénommés Sylvester, Régnier, Georges Delcuze, les frères Perret, Albert Barrois, André Lacroix et Louis Morel pour les plus importants. Afin d’assurer la restitution des corps dont les restes seraient identifiés postérieurement au 15 février 1921, date limite pour déposer la demande de transfert, à la charge de l’État, du corps d’un militaire mort pour la France ou d’une victime civile de la guerre, le ministère des Pensions fit des avenants aux marchés par adjudication.

      Les travaux de restitutions des corps inhumés dans les départements non compris dans l’ancienne zone des armées reprirent donc à compter du 15 octobre 192248.

 

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III – La démobilisation des mort

             A - De  l’exhumation à la gare de chargement

      La première étape de cette vaste opération était d’exhumer, de mettre en bière les restes mortels et de transporter les cercueils vers une gare de chargement.

      Les exhumations rigoureusement définies dans chaque secteur d’état civil de l’ancienne zone des armées par le contrôleur du SRC, de concert avec le SCR et le chef du secteur d’état civil, Le but du plan général d’opérations était de définir l’ordre des cimetières à parcourir, de manière à ce que les corps exhumés parvenant à la G.R. (sic) [gare régulatrice] puissent aussitôt que possible entrer dans la composition d’un train spécial à destination d’une région militaire ou de deux régions voisines situées sur une même ligne de transport49. Marseille (pour les corps de l’Armée d’Orient), Sarrebourg (pour les corps rapatriés d’Allemagne), Brienne-le-Château et Creil devinrent les quatre gares régulatrices. Tous les corps exhumés dans les zones de champ de bataille de l’ancienne zone des armées furent acheminés vers les deux dernières gares. Les opérations étaient effectuées par le personnel employé par l’adjudicataire selon des directives précises quant au respect de l’hygiène et des corps.           

      Une fois les dépouilles mortelles exhumées, elles étaient déposées dans des bières fournies par l’État50.

      Comme le faisait l’autorité militaire pour le regroupement des tombes, le service de l’état civil, des successions et des sépultures militaires du ministère des Pensions fit appel, au moyen d’adjudications, à des entreprises privées chargées de fournir les cercueils nécessaires aux restitutions des corps des militaires, marins et victimes civiles de la guerre, réclamés par leur famille51.

      À partir du mois de juillet 1921, le ministère des Pensions renonça à procéder aux adjudications sur concours d’échantillons et de prix. Il établit alors trois modèles types : cercueil en chêne d’1,70 mètre et d’1,90 mètre, et cercueils doublés intérieurement de métal. La majorité des adjudications porta sur ces trois modèles à raison de 70% du marché pour les cercueils d’1,70 mètre, 10% du marché pour les cercueils d’1,90 mètre et 20% pour ceux à intérieur métallique. 

Le transport des bières vides, tout comme celui des suaires, du lieu de dépôt au cimetière où avait lieu l’exhumation, incombait à l’entrepreneur privé.

Bien que les consignes relatives aux exhumations et à la mise en bière des corps furent largement respectées, théorie et pratique furent parfois bien éloignées l’une de l’autre.

      Tout d’abord, des corps qui devaient être restitués et qui figuraient dans le programme décadaire ne furent pas retrouvés le moment de l’exhumation venu. Ceci suppose donc que soit le maire de la commune n’avait pas fait rechercher au préalable l’emplacement des sépultures, soit il n’avait pas averti l’adjudicataire de la « disparition » de la tombe ou encore, il n’avait pas été prévenu de l’exhumation par l’entrepreneur et dans ce cas n’avait pu faire rechercher l’emplacement de la sépulture. Ainsi Jules Tronc, demeurant à Montpellier, se rendit au cimetière de Brancourt-le-Grand (Aisne) où il avait été convoqué pour assister à l’exhumation de son fils. Mais cette dernière n’eut pas lieu car les restes mortels ne furent pas retrouvés. Afin de dédommager Jules Tronc, le ministère des Pensions mandata la somme de 120 francs. Mais ce mandat de paiement ne pouvait être remis à l’intéressé qu’ en échange d’un acte de désistement de toute réclamation ultérieure sur l’objet de sa demande52.  

      Les opérations d’exhumation, malgré les recommandations du ministère des Pensions, ne furent pas toujours réalisées avec le soin attendu et le respect dû aux morts : Les parents assistaient, le cœur chaviré, à ces opérations macabres. La plupart d’entre eux regrettaient sincèrement leur demande de « retour au pays » en présence d’une besogne qui prenait la forme d’une profanation : les tristes vestiges étaient rassemblés entre quatre lais mal jointes et un digne fonctionnaire, délégué par le gouvernement, expliquait aux mères en larmes que ces caisses étaient « préférables » aux bières renforcées d’une enveloppe métallique53.

      Des familles ne reçurent pas l’avis d’exhumation en temps voulu et, en conséquence, furent dans l’impossibilité d’assister à l’exhumation de leur proche, ce qu’elles regrettèrent amèrement.  

      Se posa également le problème des malfaçons de cercueil. Ces dernières ne résultaient pas seulement de la mauvaise volonté d’un entrepreneur désireux de réaliser des bénéfices en rognant sur la qualité de la marchandise. Les malfaçons étaient également le reflet d’un problème plus grave, celui de la qualité des matériaux utilisés. Les cercueils, en raison des nombreux et pressants besoins, furent fabriqués rapidement, sans que les stocks de bois aient vraiment eu le temps de sécher. Or entreposé dans des gares de triage et des dépositoires et soumis à des variations de températures, le bois travailla et certaines bières se déformèrent voire cassèrent. Ainsi, le 22 août 1922, lors du déchargement à bras d’hommes, en gare de Montpellier, d’un convoi mortuaire en provenance de la gare régulatrice de Brienne-le-Château, un cercueil se sectionna longitudinalement en deux parties. Fort heureusement le fond du cercueil est tombé normalement sur le sol, sans se renverser, et les restes mortels étendus sur un lit de copeaux n’ont pas été déplacés. Après une sérieuse réparation, le cercueil fut réexpédié vers la gare de destination finale54.

 

            B – Le voyage des corps 

      Une fois exhumés et mis en bière, les corps étaient acheminés vers les leur destination finale. Commençait alors un long périple. La restitution des corps des militaires se fit, collectivement, par chemin de fer.

Le transport des corps des militaires inhumés dans l’ancienne zone des armées se fit rigoureusement, par étapes. Tous les corps exhumés dans chacune des neuf zones de champs de bataille étaient tout d’abord acheminés par camions vers des gares de groupement. Rentabilité et gain de temps furent toujours deux notions clés non seulement pour l’adjudicataire mais aussi pour le SRC.

      Une fois arrivés à la gare de groupement, les cercueils étaient déchargés du camion et placés, par les employés de l’adjudicataire, dans un wagon qui avait été envoyé au préalable par l’inspecteur régional de la gare régulatrice.

 

      Théoriquement, en fonction du programme établi par le SCR, le dernier voyage d’un camion devait correspondre au chargement complet du wagon. Les employés de l’adjudicataire achevaient alors le calage et l’arrimage des cercueils. Une fois cette tâche achevée, le wagon était fermé et scellé. Il était ensuite envoyé à la gare régulatrice correspondante par le premier train d’exploitation55.

      Deux gares régulatrices furent désignées pour assurer le transfert des corps des militaires réclamés par leurs proches : celles de Creil (Oise) et de Brienne-le-Château (Aube).

      Ce fut donc à partir des deux gares régulatrices de Creil et de Brienne-le-Château que le SRC organisa le transport des corps vers leur destination finale. Cette façon d’opérer nécessitait donc une organisation et une programmation rigoureuses. Outre le programme des transports entre les zones de champ de bataille et la gare régulatrice, l’agent supérieur accrédité du réseau et l’inspecteur régional de la gare régulatrice devaient également arrêter le programme entre la gare régulatrice et les gares départementales via les gares régionales préalablement définies par le SRC.

 

Organigramme : Le transport des corps des militaires en France, des cimetières aux gares départementales.

 

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      Un train spécial était formé chaque fois que le dépôt mortuaire contenait un nombre de corps suffisant à destination d’une même région de corps d’armée ou de deux régions voisines. Les wagons à destination des différents départements étaient disposés dans le train spécial selon un plan de chargement rigoureux de façon à réduire au maximum les manoeuvres à effectuer dans les gares régionales56.

      Une fois arrivé à la gare régionale, le train spécial était disloqué. Chaque wagon ou rame de wagon à destination d’un même département était alors accroché à un train de service d’exploitation normal. Cinq gares départementales (Agen pour le Tarn-et-Garonne, Marseille pour la Corse, Petit- Croix pour le Territoire de Belfort, Pagny pour la Moselle et Avricourt pour le Bas-Rhin), furent mêmes situées à l’extérieur du département. Il est fort probable que ce choix résultait des facilités d’acheminement, et peut-être de stockage, des corps.  

      La restitution des corps des militaires et victimes de la guerre inhumés dans les départements non compris dans la zone des armées fut organisée différemment. En effet, en raison du nombre réduit de corps à restituer et de la diversité des lieux de dernière destination, le transfert des corps fut assuré dans chaque département par un service de la restitution des corps départemental. Aucune gare régulatrice ne fut définie. À partir du 16 octobre 1922, au lieu d’être acheminés directement vers les communes de ré-inhumation, les wagons furent dirigés vers les gares départementales. La conséquence fut qu’un nombre important de wagons mortuaires, accrochés à des trains normaux, circula, dans toute la France sur une période réduite.

 Ainsi au cours du mois de novembre 1922, 94 wagons transportant au total 140 corps furent acheminés vers les gares départementales de Rouen, Montpellier, Châlons-sur-Marne et Grenoble. Dans la même période, 223 militaires étaient exhumés dans le département de l’Isère et acheminés partout en France du département du Nord à celui de l’Hérault, en passant par ceux de Vendée et des Vosges par exemple57. 

      Les familles qui, pour des raisons sentimentales et pour gagner du temps, désirèrent faire revenir, à leurs frais, le corps de leur proche firent appel à des entreprises privées. Le transfert des corps à titre onéreux fit donc la fortune des entreprises des Pompes funèbres qui proposèrent leur service, notamment par voie de presse, souvent à prix d’or.

           

            C – La fin d’un long périple 

      Le temps d’organiser les premiers trains spéciaux au départ des gares régulatrices de Creil et de Brienne-le-Château, les premiers convois mortuaires arrivèrent dans les différentes gares départementales au cours du mois de mars 1921. Ils se succédèrent jusqu’en 1924, en raison du transfert des corps inhumés dans l’ancienne zone de l’intérieur et à l’étranger.

      L’arrivée d’un convoi dans une gare départementale quel que fût le nombre de corps ramenés nécessitait une véritable organisation pour le service départemental de la restitution des corps.  

      Les convois mortuaires furent accueillis dans les gares départementales avec solennité. Leshonneurs militaires étaient rendus en présence des autorités militaires et civiles. La population fut également conviée. Ainsi, le 18 mars 1921, à l’occasion de l’arrivée à Aurillac du premier convoi, en provenance de Creil, la gare avait été pavoisée, elle était noire de monde à tel point qu’on ne pouvait plus s’y mouvoir. Étaient présents : le préfet et le personnel de la préfecture, deux députés, deux sénateurs, le maire et le conseil municipal d’Aurillac, les officiers de la garnison, les deux sociétés d’anciens combattants d’Aurillac, les fonctionnaires de toutes les administrations, la compagnie des sapeurs pompiers, la société philharmonique, toutes les écoles, le personnel du chemin de fer, la gendarmerie et les sociétés de gymnastique d’Aurillac. À l’arrivée du train La Marseillaise retentit. Le préfet prit ensuite la parole et rendit, au nom du gouvernement, aux enfants du Cantal morts pour la France, l’hommage du gouvernement de la République française. Suivirent les discours du maire d’Aurillac, des deux présidents des sociétés d’anciens combattants, d’un député et d’un sénateur. Cette émouvante cérémonie fut clôturée par quelques morceaux de musique et des choeurs. Les cercueils furent ensuite déposés dans la salle mortuaire58.

      Toutes les cérémonies « d’accueil » des corps dans les gares départementales ne furent pourtant pas à l’image de celle organisée à Aurillac le 28 mars 1921. Ainsi certaines familles se plaignirent auprès du ministère des Pensions d’avoir été tardivement averties de l’arrivée des trains mortuaires en provenance de l’ancienne zone des armées et en conséquence de n’avoir pu assister à la cérémonie solennelle au cours de laquelle les honneurs militaires étaient rendus collectivement59 

      À la gare départementale, des voies de garage et des locaux distincts de ceux employés pour l’exploitation commerciale furent utilisés et aménagés pour le transfert des corps afin que les opérations de manutention de cercueils se fassent avec la décence et la discrétion qui étaient de rigueur. En aucun cas, les cercueils ne [devaient] séjourner, même momentanément, hors des wagons ou de ce dépôt mortuaire60.

      Le ou les wagons ne devaient être ouverts qu’en présence du délégué du préfet et les cercueils étaient placés, par commune, dans le dépositoire mortuaire crée à cet effet à la gare départementale. Les manutentions devaient s’exécuter hors de la vue du public, quitte à effectuer le travail de nuit. Ainsi durant la saison chaude (juillet-août), le déchargement des cercueils en gare départementale de Montpellier fut réalisé de nuit. Les bières devaient être déchargées peu de temps après l’arrivée des wagons mortuaires. En effet ces derniers devaient être rigoureusement libérés dans les délais fixés par les compagnies de chemin de fer. Ces délais passés, des frais de stationnement étaient facturés61.           

      Les corps placés dans le dépositoire étaient veillés jour et nuit par une garde d’honneur formée par des gendarmes ou des hommes de troupe. Garder les dépouilles des héros de la Grande Guerre fut certes un honneur, cependant cette tâche était loin d’être facile et sans risque. Ainsi, le 19 mars 1921, le chef d’escadron Lexa, commandant la compagnie de la Seine-Inférieure demanda au préfet l’établissement d’un baraquement spécial à côté du dépôt mortuaire de Rouen pour y abriter les gendarmes effectuant une surveillance de jour et de nuit 62.

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      Les convois mortuaires arrivés en gare départementale, les corps étaient éparpillés dans tout le département. Ainsi, les 230 corps arrivés à Clermont-Ferrand le 24 mars 1921, par le premier convoi enprovenance de Creil, furent acheminés vers 152 communes63.

      Les parents des défunts ne pouvaient pas se rendre, à titre individuel, à la gare départementale prendre possession des restes de leur proche et procéder eux-mêmes à leur transport vers la commune de dernière destination. Conformément aux instructions du ministre des Pensions, seuls les corps à ré-inhumer dans les communes desservies directement par la gare départementale pouvaient être remis à cette gare aux familles intéressées. Cependant des dérogations furent accordées. Les corps à réexpédier aux quatre coins du département devaient être remis à des délégués communaux à la gare départementale. 

      En raison de son coût avantageux, le chemin de fer fut le moyen de transport principalement utilisé pour la réexpédition des corps. Les grandes Compagnies de Chemin de fer, après entente avec le ministère des Pensions, avait accordé à demi-tarif le transport des corps des militaires, des gares régulatrices aux gares départementales. Le ministère des Pensions demanda donc aux préfets d’obtenir des réseaux d’intérêts locaux les mêmes avantages. Généralement, satisfaction leur fut donnée.  

       Des erreurs d’identité se produisirent parfois sur les corps restitués. Ainsi, le 24 janvier 1923, le ministre des Pensions, André Maginot, envoya au maire de Sérignan (Hérault) un bon de transport pour la réexpédition, à l’officier chef du secteur d’état civil de Montdidier, du corps qui avait été rendu à la famille Oullié. Une erreur sur l’identité du défunt s’était donc produite. Nous ne savons malheureusement pas comment elle fut dévoilée. Le 27 janvier 1923, le chef du secteur d’état civil de Montdidier fit partir pour Sérignan, via Montpellier et Villeneuve-les-Béziers, le corps du soldat Élie Oullié du 39e RI64. Avant de recevoir les restes mortels de leur cher disparu, la famille avait donc reçu un corps qui n’était pas le bon.

       Dans la majorité des cas, une fois arrivés dans leur commune de dernière destination, les corps étaient entreposés dans un dépositoire communal en attendant la cérémonie funèbre. En effet, la famille ne reprenait que très rarement le corps à la maison. Certains parents refusèrent cependant de laisser les restes mortels de leur proche dans le dépositoire communal, estimant que sa seule place était dans la maison de famille. Mais pour obtenir cette satisfaction, les parents endeuillés durent en faire la demande auprès du maire de leur commune. Le corps n’appartient toujours pas à la famille. Le dépositoire communal ne fut cependant pas une obligation. En effet, dans les petites communes rurales, comme celle de Mourjou dans le Cantal, qui ne recevaient qu’un corps après l’autre, il n’y en eut pas. Le corps, avec l’assentiment du maire, était directement transporté de la gare au domicile de la famille, où il restait jusqu’au jour de la ré-inhumation65           

      D’une manière générale, les cérémonies de ré-inhumation des corps furent rigoureusement orchestrées par les autorités civiles et militaires de la commune où le corps devait être enterré. Ainsi, la lace de Montpellier donna les consignes suivantes pour la cérémonie funèbre organisée pour les corps amenés du front, le 22 août 1922 par le 34e convoi mortuaire, et originaires de la commune. Les corps seraient reçus officiellement le 26 août à 8 heures dans la cour de la « gare grande vitesse ». Les honneurs militaires seraient rendus. La composition ainsi que la tenue du détachement et de la députation furent strictement définies. Par exemple, la tenue de sortie, le képi ou bonnet de police, le sabre ou l’épée pour les officiers et la vareuse étaient de rigueur pour la députation. Les membres du détachement devaient quant à eux porter un casque, une vareuse, un fusil, mais ni musette ni bidon. Trois fourragères, une du 56e RAC, une du 2e génie, et une du détachement du train, devaient assurer le transport des cercueils vers le cimetière. Les députations et sections de service accompagner[aient] les corps jusqu’aux cimetières, suivant la répartition faite sur place par le Major de la Garnison66. Certes les cérémonies varièrent d’une commune à l’autre, mais pour la famille la mort ne redevenait qu’une affaire privée, une fois les ré-inhumation terminée.

 

Montmarchceremonie

 

      Toutefois nous pouvons nous demander s’il n’y eut pas une accoutumance aux retours des corps des militaires de la Grande Guerre. Il nous est très difficile de répondre à cette question faute de sources. De plus, la situation put changer d’un département à l’autre. Cependant, l’étude de la presse locale nous donne quelques éclairages. Ainsi, les articles consacrés à l’arrivée des convois mortuaires à la gare départementale d’Aurillac, dans L’Avenir du Cantal, furent au cours de l’année 1921 de moins en moins nombreux et de plus en plus succincts. Par exemple, l’arrivée du premier convoi donna lieu à deux articles, dont un très long relatait la cérémonie d’accueil. Dès le 13 avril 1921 (arrivée du troisième convoi, deux jours auparavant), les articles furent plus courts et à compter du 11 mai 1921 (arrivée du cinquième convoi le 9 mai), le journal se contenta d’avertir la population de l’arrivée d’un convoi et de publier la liste des noms. De même, les comptes rendus des cérémonies de ré-inhumation furent de moins en moins nombreux. Rien ne nous permet cependant d’affirmer qu’il n’y eut plus de cérémonie organisée pour l’arrivée des corps. Cela marque simplement une certaine accoutumance face au retour des corps, du moins dans la diffusion de l’information, comme si les lecteurs connaissaient parfaitement les cérémonies de ré-inhumation. Ainsi le 13 avril 1921, un article intitulé « Obsèques de braves » indiquait qu’il y avait eu d’émouvantes funérailles pour huit communes de l’arrondissement de Mauriac, mais aucune ne fut détaillée, comme s’il n’y avait plus aucune surprise et que les cérémonies de ré-inhumations étaient entrées dans la banalité67. 

 

CONCLUSION 

      Le traumatisme de la Grande Guerre fut tel que les années vingt témoignent avec le transfert des corps à la charge de l’État des morts pour la France du poids des morts sur les vivants. L’État-Providence maître d’oeuvre orchestra ce ballet des corps sur le territoire national. Le deuil en conséquence ne redevint qu’une affaire privée qu’une fois la cérémonie de ré-inhumation terminée. Là seulement les morts furent réellement rendus à leurs familles.

      En exécution de l’article 106 de la loi de finances du 31 juillet 1920, les restes de 250 000 militaires morts pour la France inhumés dans l’ancienne zone des armées ont été restitués aux familles qui en avaient fait la demande dans les délais légaux68. Tel fut le chiffre officiel, donné en mars 1936une fois les opérations terminées, par le gouvernement. Le président du Conseil, Albert Sarraut, parle de la « zone des armées », englobe-t-il dans ce chiffre la restitution des corps des militaires inhumés dans l’ancienne zone de l’intérieur et à l’étranger (dont 5 704 militaires de l’Armée d’Orient, 4 789 prisonniers de guerre pour les années 1925-26, 609 militaires inhumés en Italie, 37 en Tunisie/Algérie, 28 en Angleterre, 10 à Madère) ? Nous n’avons malheureusement aucun élément pour répondre à la question, de plus il reviendrait d’ajouter le transfert des corps à titre onéreux, et les exhumations clandestines (difficilement quantifiables) d’où une fourchette de 240 000-300 000 corps restitués69. À ce chiffre, il conviendrait d’ajouter le nombre des exhumations et transports de corps réalisés pour la création des cimetières militaires et des nécropoles nationales. Mais cette donnée, nous est totalement inconnue. Les résultats sont donc bien maigres… Qu’en est-il du coût de ces transferts de corps pour la République ?

      En comptabilisant tous les marchés de gré à gré et les adjudications passés entre le ministère des Pensions et des entreprises privées pour la fourniture de cercueils, croix, stèles, pour le regroupement des tombes et pour la restitution des corps inhumés dans l’ancienne zone des armées, dans l’ancienne zone de l’intérieur et à l’étranger, nous pouvons établir une estimation minimale. Ainsi, l’État aurait déboursé au minimum 26 000 000 francs : 8 467 089,80 francs pour la fourniture de croix, stèles, cercueils de 1919 à 1924, 5 674 671,30 francs pour la restitution des militaires inhumés dans la zone des armées, 2 652 200 francs pour la restitution des militaires inhumés dans l’ancienne zone de l’intérieur, 2 437 500 francs pour les militaires de l’Armée d’Orient, 168 210 francs pour les militaires inhumés en Italie et 6 584 000 pour les prisonniers de guerre en captivité (ce marché ne fut pas réalisé en totalité, interrompu de 1923 à 1925, il fut repris en régie), et quelques milliers de francs pour le transfert des corps de militaires décédés dans d’autres pays étrangers (comme la Hollande, l’Angleterre, Madère…). Cette estimation, certes élevée, reste cependant inférieure à la réalité. En effet, n’ont pas été comptabilisés la location des dépositoires mortuaires départementaux et communaux, les remboursements des frais de transport, de la gare départementale à la commune de dernière destination, et de ré-inhumation des corps et les travaux exécutés en régie à partir de 1924. Une étude départementale permet d’avoir une autre approche financière de ces transferts de corps.

 

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 Source :  Académie de Montpellier